Au terminus 81-82 d’Angré, tout le monde la connaît. « Yayouch », c’est ainsi qu’elle a nommé son espace de restauration. Son « tchiéboudiène » attire tout le monde dans les environs et à des kilomètres. Le « Tchep », appellation à l’Ivoirienne, est un plat célèbre du Sénégal fait à base de riz, de légumes et de poisson. « J’ai des clients qui viennent de plusieurs communes pour le déguster », s’enthousiasme- t-elle. Madame Aka n’a pourtant pas commencé sa carrière comme « vendeuse de Tchep ». Rencontre avec une entrepreneure qui avance malgré les péripéties de la vie.
11 h 47. Les cuisinières de madame Aka ont presque fini de concocter les plats. Louche par ici, bassines par là. Comme à l’accoutumée, elles sont les premières à arriver sur les lieux avant leur patronne.
Une épaisse vapeur se dégage de la marmite de madame Aka. C’est « le poulet » qui gît dans l’huile bouillante. Son « tchep » s’accompagne de poisson thon ou de poulet grillé selon le choix du client. Dans un plateau à côté, des légumes : courges, choux, aubergines noirs, pâte de piments, feuilles d’oseille (communément appelé feuilles de daha), du « soumara » ou grains de néré.
Alors qu’ils hument l’appétissante odeur qui emplit l’espace, des clients sont déjà installés. Le créneau de madame Aka : proposer le tchep à ses clients. « C’est la meilleure de toutes », affirme son compagnon de travail habituel. « Mon mari passe toute la journée avec moi quand il le peut », révèle-t-elle les yeux scintillants.
Entrepreneur un jour, entrepreneur dans l’âme
À l’état-civil, elle se nomme So Fatou. Elle est un mixte de culture. « Mon père est Sénégalais et ma mère ivoirienne », confie-t-elle. Née à Port-Bouet, la commune aéroportuaire, où elle passe 8 ans de sa vie. À l’âge de 9 ans, elle est prise chez sa grande sœur pour les études. Dans une commune voisine. Koumassi. Là, elle se surprend à faire la vente d’arachide. « Je ne m’y attendais pas. Ma grande sœur avait beaucoup d’argent à cette époque-là. Je l’ai mal pris. Je ne savais pas que c’était un mal pour un bien », raconte-t-elle. « En ce temps-là, ma mère vendait des pagnes et elle aussi avait beaucoup d’argent pour payer mes études ». Tout part de là. Finalement, elle commence à aimer cette activité. Fatou y prend goût. « J’arrivais à bien vendre et j’y prenais plaisir », se rappelle-t-elle sourire aux lèvres.
Les années passent et Fatou est contrainte d’arrêter les études en classe de 3ème. Sans diplôme, elle parvient tout de même à intégrer le personnel du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Yopougon, la plus grande commune du pays. Une intervention divine selon elle. « Je n’avais pas de diplôme mais je désirais travailler. Je vivais déjà avec monsieur Aka. Les matins, je ne voulais pas rester là à ne rien faire. Alors un jour, lors de mes visites au CHU, je regardai avec admiration les dames qui travaillaient. J’ai interpellé une des filles de salle et je lui ai exprimé ma volonté de travailler avec elles, histoire de les aider ». Fatou fera en tout 7 années dans ce grand centre hospitalier comme « Fille de salle ». À la septième année, une série d’événements se produit et bouleverse sa vie.
Le vent en poupe dans la vente.
Mère de 3 enfants, elle avait 27 ans à cette époque. « J’étais enceinte de mon dernier. Un matin, je devais aller prendre soin d’un malade. Arrivée dans sa chambre, je me suis mise à vomir à cause de la grossesse, mais aussi à cause de ce que j’avais vu comme déchet. Ce jour-là, le malade, énervé a informé la direction disant que je l’ai trouvé dégueulasse. Ce fut une rude épreuve pour moi », raconte-t-elle, encore émue.
Le responsable du personnel du CHU apprend cette histoire et décide de muter Fatou au service des Urgences. Là où tout est davantage plus difficile. « J’y ’ai vu de toutes les couleurs. Cette veille de Pâques, il y avait eu un accident. Nous avons reçu 11 corps et une vingtaine de blessés. Dans mon état, je ne pouvais plus supporter cet excès de sang. J’ai donc demandé un congé de maternité pour me reposer. C’était en avril 1994 », se souvient-elle.
Fatou retourne ce jour-là à la maison épuisée et mécontente. Plus tard, au cours d’une visite à une de ses amies, elle la voit vendre du dêguê. Un met prisé, fait à base de lait et de mil, dans sa recette classique. « J’ai bien aimé la voir faire cette activité et je lui ai demandé de m’apprendre. Je crois qu’à partir de là, j’avais enfin trouvé ma vocation », indique-t-elle.
Fatou Aka commence la vente de « dêguê » dans son quartier à Koumassi en 1994. Cette activité va durer 6 ans, avec un grand succès. Au point où elle doit embaucher 6 filles qui les commercialisent dans les marchés aux alentours. Les recettes sont bonnes. « Mes filles étaient efficaces, c’était la compétition entre elles, car à la fin du mois, je mettais un bonus sur celle qui avait vendu le plus », se souvient Madame Aka. Chiffre d’affaires quotidien ? 70.000 F CFA au minimum. Une fortune à cette époque. L’odeur du mil au feu appelait aussi les voisins autour. Tout comme la nouvelle du goût de son dêguê s’était répandue. « C’était un succès fou que je n’imaginais pas » déclare-t-elle.
Dans les années 2000, elle s’impose à la « Place Inchallah » de Koumassi. Déjouant tous les pronostics de défaites que certains riverains avaient prédit. « Les gens m’ont dit que ça ne va pas marcher ici, personne n’avait à l’époque réussi à faire d’une activité un succès. Mais j’ai mis ma foi en Dieu et tout était un succès pour moi ». Tout : frites de pomme de terre, poulet, dinde, rognon… Madame Aka cuisine tout. Au fil des années, elle engrange des sommes faramineuses. « Je pouvais vendre quotidiennement 100 000 F CFA et pendant les fêtes de fin d’année 500.000 », précise Fatou. Pendant les fêtes de fin d’années, sa stratégie est imparable. « Je travaillais les 01er, 02,03 janvier pendant que certaines se reposaient… Rire. Et à partir du 05 janvier, je me reposais 2 jours donc j’avais toujours de la manne », souffle-t-elle.
Tenir malgré tout, jusqu’au bout
En 2014, le maire Cissé Bacango, nouvellement élu, procède au déguerpissement des voies pour avoir plus d’espace. L’espace de Madame Aka n’y échappe pas. Elle doit tout reprendre.
Le déménagement de sa famille dans la commune de Cocody, est un bel alibi pour un nouveau départ. Même si, dans cette commune, trouver un espace de vente n’est pas chose aisée. « J’ai repris la vente de dêguê mais cette fois-ci pour les livrer aux boutiquiers un peu partout dans les environs », raconte-elle. Elle arrive au bout du compte à obtenir un espace en face du supermarché Bonus. Dans le quartier d’Angré. Cet espace à ciel ouvert est très fréquenté. Ici, plusieurs vendeuses se côtoient, rivalisent en proposant une variété de mets qui se ressemblent presque tous. Madame Aka obtient de la gérante, un espace pour vendre du « Tchep ». L’histoire recommence.
« Au départ, je vendais entre 4 à 5 kilos de riz. Aujourd’hui, je suis à 20 kilos par jour sans compter les mariages, baptêmes, événements dans lesquels je suis sollicitée ». Fatou sait qu’elle peut compter sur un soutien de poids dans cette aventure. Et cela depuis longtemps. « J’ai un mari qui me soutient depuis plus de 30 ans aujourd’hui et des enfants que j’inspire », raconte-t-elle avec reconnaissance.
Aujourd’hui Fatou embrasse le numérique dans sa stratégie. Domiciliant un compte sur Glovo. Une application de livraison de repas. Sa visibilité s’accroît. Ses clients encore plus. « Des Chinois, Libanais, et Français sont mes fidèles clients », se réjouit-elle.
« Ma première fille vend aussi ce tchep à Angré château. C’est en réalité son business ». De génération en génération, elle transmet cette passion à ses enfants et ses petits-enfants. « Le travail rien que le travail », conseille-t-elle comme secret de sa réussite.
Fatou Aka projette s’étendre dans ses activités en construisant les années à venir un restaurant moderne où les clients trouveront tout ce qu’elle a vendu auparavant. « Ce sera un couronnement après 30 ans de service pour la nation. J’ai servi mon pays différemment », jubile-t-elle.
Eunice N’da